“France, veux-tu encore de tes paysans ?”: depuis plus d’un an, la question rĂ©sonne d’Occitanie aux Ardennes. Une colère profonde est montĂ©e des campagnes pour rĂ©clamer un “revenu dĂ©cent” et “un peu de considĂ©ration” dans un monde agricole chahutĂ© par le changement climatique.CĂ©rĂ©alier dans l’Eure, Guy DĂ©sile, 58 ans, a eu peur de “griller les plombs” et dĂ©sespère de voir “les dettes s’accumuler”. A l’autre bout du pays, une sĂ©cheresse persistante dans l’Aude a poussĂ© Nicolas Castan, 42 ans, Ă arracher les vignes plantĂ©es par son père et son grand-père.Dans l’Aisne, le couple Wever en a “marre” des injonctions: “couper Ă cette date, planter Ă ce moment, dĂ©clarer ceci et cela… Qu’on nous laisse travailler”.Haro sur l’Europe et ses “normes”, les charges “toujours en hausse”, la “concurrence dĂ©loyale” des volailles ou du sucre d’Ukraine… Ă l’automne 2023, la grogne s’amplifie.Partie du Tarn, une campagne de retournement des panneaux signalĂ©tiques des communes essaime partout en France. Une façon de dire qu'”on marche sur la tĂŞte”, un slogan que la puissante FNSEA imprimera sur des t-shirts, tentant de rattraper un mouvement qui dĂ©borde les canaux syndicaux habituels.- “PrĂ©dateurs” -En Occitanie, entre sĂ©cheresse et crise de l’Ă©levage, c’est un jeune Ă©leveur, JĂ©rĂ´me Bayle, qui lance le premier blocage d’autoroute, l’A64, le 18 janvier 2024. Les manifestants entrent “en rĂ©sistance agricole”.Dix jours plus tard, en Haute-Garonne, le Premier ministre Gabriel Attal annonce des premières mesures d’urgence, dont l’abandon de la hausse de la taxe sur le carburant agricole.Insuffisant. Au-delĂ des aides, les manifestants rĂ©clament “une vision d’avenir” face au nombre d’agriculteurs passĂ© de 2,3 millions en 1955 Ă moins de 500.000.”Notre fin sera votre faim”: fin janvier, des dizaines de routes et sections d’autoroutes sont bloquĂ©es, des rassemblements organisĂ©s devant des administrations ou sur des ronds-points, rappelant les “gilets jaunes”.La FNSEA, alliĂ©e aux Jeunes agriculteurs (JA), engage ses lĂ©gions de tracteurs, menaçant de bloquer Paris; la Coordination rurale (CR) mène des actions coup de poing, dĂ©versant fruits et lĂ©gumes Ă la frontière espagnole; la ConfĂ©dĂ©ration paysanne vise centrales d’achat et gĂ©ants laitiers, dĂ©signĂ©s “prĂ©dateurs du revenu paysan”.La rĂ©glementation sur les haies, rĂ©gies par une douzaine de textes, est brandie en symbole d’un mille-feuille administratif Ă simplifier d’urgence.- “On en crève” -Le mouvement fait tache d’huile en Europe, des Pays-Bas Ă la Pologne oĂą la solidaritĂ© avec le voisin ukrainien se fissure au nom de la “souverainetĂ© alimentaire”.”Enfant on en rĂŞve, adulte on en crève”: le 30 janvier, sur un barrage des Yvelines, Marion Roulleau, 41 ans, aimerait bien que ses enfants reprennent sa ferme mais surtout “qu’ils soient heureux”.En France, oĂą près d’un mĂ©nage agricole sur deux vit sous le seuil de pauvretĂ©, cette crise est liĂ©e, comme les prĂ©cĂ©dentes, Ă la fragilitĂ© Ă©conomique des exploitations, très endettĂ©es, et Ă un modèle qui repose Ă 60% sur des subventions publiques.Pour l’historien Edouard Lynch, face Ă l’urgence climatique, “on demande aux agriculteurs de changer un système qu’on leur a imposĂ© il y a des dĂ©cennies” sans apporter de rĂ©el soutien Ă la transition – qui devient un repoussoir.En fĂ©vrier 2024, le prĂ©sident Emmanuel Macron est huĂ© au Salon de l’agriculture, en dĂ©pit des plus de 500 millions d’euros d’aide promis. “Ici c’est chez nous”, clament des agriculteurs qui ont enfoncĂ© une rangĂ©e de CRS avant d’ĂŞtre repoussĂ©s.Le chef de l’Etat dĂ©ambule sous bonne garde, après s’ĂŞtre engagĂ© Ă Ă©lever l’agriculture au rang d'”intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral majeur”.Pendant les moissons est adoptĂ© en première lecture Ă l’AssemblĂ©e le très attendu projet de loi d’orientation agricole, qui vise Ă faciliter l’installation de nouveaux agriculteurs et dĂ©pĂ©nalise certaines atteintes Ă l’environnement. La dissolution puis la censure du gouvernement ulcèrent les agriculteurs, en attente de “concret”. La loi sera finalement adoptĂ©e jeudi Ă la veille du Salon 2025.- “FiertĂ©” -A l’automne 2024, la situation est plus explosive qu’un an auparavant. A cause de l’excès de pluies, la France connaĂ®t sa pire rĂ©colte de blĂ© en 40 ans et voit ses vendanges chuter d’un quart. Les troupeaux subissent une vague d’Ă©pidĂ©mies dĂ©vastatrices.Les agriculteurs redescendent dans la rue. Le cri de ralliement est l’opposition Ă l’accord de libre-Ă©change UE-Mercosur. Ils craignent une souverainetĂ© bâtie sur les importations.FNSEA comme CR rĂ©clament des “moyens de production”, autrement dit des pesticides et de l’eau, Ă une nouvelle ministre de l’Agriculture (Annie Genevard) bienveillante. La ConfĂ©dĂ©ration paysanne dĂ©nonce, elle, un recul sur l’environnement que les agriculteurs seront “les premiers Ă payer”.DĂ©but 2025, en pleine campagne pour les Ă©lections aux chambres d’agriculture, qui dĂ©terminent la reprĂ©sentativitĂ© des syndicats, la surenchère prĂ©vaut. Les actions sont plus ponctuelles mais aussi plus radicales: le siège de l’institut agronomique Inrae est murĂ© par des militants FNSEA, une antenne de l’Office de la biodiversitĂ© saccagĂ©e par des “bonnets jaunes” de la CR.La Coordination rurale, dont certains cadres ne font plus mystère de leur proximitĂ© avec l’extrĂŞme droite, rĂ©alise une percĂ©e historique. Pour la première fois, l’alliance FNSEA-JA perd sa majoritĂ© absolue et voit basculer une quinzaine de chambres. Une Ă©norme secousse.En Haute-Garonne, c’est la liste indĂ©pendante soutenue par JĂ©rĂ´me Bayle qui s’est imposĂ©e, avec la volontĂ© de “casser le système” et de “rendre leur fiertĂ©” aux agriculteurs.Une “fiertĂ©” choisie comme thème du salon de l’Agriculture 2025, qui se veut comme une respiration dans un monde agricole Ă l’image de la sociĂ©tĂ©: fracturĂ©.